jeudi 7 juillet 2011

La décision

Malgré les apparences, la décision de partir ne s’est pas prise sur un coup de tête.  Le moment de la décision, à la mi-janvier, n’a été que d’apposer un X sur le calendrier : nous partirions en juin 2011.
Le projet mûrissait déjà depuis longtemps.  Sans contredit, nos expériences respectives, à Christine et moi, ont pesé dans la balance.  De part et d’autre, les voyages en famille nous ont marqués. Pour Christine, c’était les longs trajets en camion pour se rendre aux Keys à Noël.  De mon côté, les étés à Cape May, puis les voyages en France, en Gaspésie, dans les maritimes, dans l’Ouest canadien.  Alors même si nos parents ont sans doute eu le cœur gros en nous voyant partir pour une longue année, nous devons néanmoins leur dire merci de nous avoir tracé le chemin.
Puis il y a eu les voyages seuls, entre l’adolescence et l’âge adulte.  Pour Christine, la Corse puis un échange étudiant en Autriche.  Pour moi, les voyages étudiants en Guadeloupe et à Cuba, et les voyages à vélo : la Gaspésie, puis la Côte nord, où peut-être pour la première fois ai-je vraiment goûté à la vie de nomade.  Avec la fatigue, les insolations, les petites déceptions et les grandes joies, les intempéries et les bris mécaniques, mais surtout avec cette euphorie de vivre sur la route jour après jour, au rythme des coups de pédales.
Puis la vie de jeune adulte nous a fait découvrir le monde de la coopération internationale, quand tour à tour nous nous sommes envolés pour le Salvador, à 20 ans, armés de nos rêves et de nos utopies, vierges devant la différence culturelle et ouverts à la simplicité de ces gens fiers et victimes à la fois d’un système les excluant et de trop longues années de guerre civile; ces gens  qu’ici en Occident l’on dirait pauvres…  Nous sommes revenus changés, peut-être perdus en un certain sens, mais certains d’une chose: la coopération internationale était faite pour nous.  Nous nous sommes trouvés des professions exportables : infirmière et enseignant et en 2004, le voyage nous reprenait encore : nous sommes partis étudier tous deux à l’université de Concepcion, au Chili.  Véritable test pour la vie de couple, nous devions nous enraciner ailleurs, seuls, apprendre la langue pour vrai, performer à l’université, se dénicher un appartement…  Au retour, la même détermination nous suivait : la coopération internationale.
Puis petit à petit, le besoin de partir s’est quelque peu assoupi.  La vie adulte devait nous interpeller.  De mon côté, le besoin de travailler à autre chose que de servir des cafés ou faire la vaisselle pour neuf dollars l’heure me démangeait.  Je sentais qu’il était temps d’arrêter d’user mes pantalons sur les bancs d’école.  Il faut dire qu’entre mon entrée au cégep et le moment où je suis devenu enseignant, il s’était écoulé neuf ans, ce qui n’est pas spécialement un record de vitesse ni d’efficacité.  Si jusqu’alors, avoir appris la musique, étudié la littérature, travaillé au salaire minimum pour mériter du pain blanc à rabais et du baloney et vécu en commune avec des amis tout aussi fêtards que moi m’étaient apparus des expériences beaucoup plus pertinentes que d’être un étudiant modèle, les choses changeaient.  Je sentais le besoin urgent de m’enraciner.  En 2006, en trois mois, j’ai terminé mes études, suis devenu officiellement enseignant, ai quitté la « commune » sur St-Denis pour habiter avec Christine, et Élias est né.  C’est beaucoup de changement en peu de temps, mais jamais la vie ne m’a paru si excitante et si pleine de possibilités qu’à cette époque.  Nous n’avions jamais été si riches.  Notre manoir de six pièces et demie était si spacieux qu’il fallait enlever les portes de garde-robe pour y placer nos meubles et qu’il nous fallait installer des tablettes partout, jusqu’à poser mon coffre à outil sur un rouli-roulant au fond d’un garde-robe pour qu’il reste accessible.  Si confortable qu’il fallu fournir tous les luminaires et poignées de porte, et si chaud que l’on pouvait voir le jour au travers d’un plancher.  Bref, nous nous estimions les plus heureux du monde.
En revanche, nous avons si bien su tirer profit du village des valeurs et des vieilleries (pour ne pas dire poubelles) des parents et amis qu’un an plus tard, nous devenions propriétaires d’un triplex et Théo était en route.
Le confort s’est tranquillement installé.  Ariel s’est pointé le bout du nez dans un énorme cri en 2010 et pendant ce temps, le besoin de s’enraciner était de plus en plus comblé et le besoin de partir, lui, semblait s’éveiller peu à peu.
Si au retour du Chili nous voulions être coopérants, les six années écoulées nous avait changés.  Les coopérants n’ont pas d’enfants à 24 et 26 ans. À cet âge, ils multiplient les expériences de travail plutôt que de changer des couches.  Notre principal travail depuis six ans avait été d’être parents, et si ce travail est utile, gratifiant et peu payant (comme celui de coopérant d’ailleurs) il ne fait pas nécessairement bonne figure dans un CV de futur coopérant.  D’ailleurs, être coopérant et avoir trois enfants de moins de cinq ans nous paraissait (à tort ou à raison) un mélange peu soluble…  Et de plus, nos expériences n’étaient pas celles des coopérants.  Christine ne pratique plus comme infirmière, elle est étudiante au doctorat en psychologie, et de mon côté, j’ai pris soin de mes enfants, j’ai rénové mon bloc jusqu’à y creuser trente tonnes de bouette à la pelle pour y finir une pièce au sous-sol (d’ailleurs splendide), et j’ai multiplié les contrats de remplacement en enseignement sans acquérir vraiment d’ancienneté…
Ainsi, le comment partir avait changé.  Si, comme de nombreux québécois de ma génération (trop ?), nous avions voulu être coopérants, la vie nous avait menés ailleurs.  Mais le besoin de partir, lui, continuait à s’éveiller…  et lentement mais sûrement, germait cette idée de voyager pour voyager.  Mais voyager pour voyager n’est-il pas quelque chose d’absurde ? Prendre une année sabbatique à trente ans ? Faire un voyage parfaitement contre-productif, qui n’amasserait aucun profit et qui nous ferait perdre notre temps ? L’idée me plaisait d’emblée, aussi absurde soit-elle. Sans doute mon âme d’adolescent attardé y était-elle pour quelque chose, mais faire un aussi gros pied de nez à notre société de consommation m’allumait.  Et je crois bien que l’idée plaisait aussi à Christine, même si elle n’utiliserait probablement jamais ces termes.  
Une fois la paix faite avec cette idée de voyager pour voyager, le reste s’est mis en place. Et beaucoup plus rapidement que nous l’avions prévu.  Nous achèterions un camion motorisé (un VR pour les intimes) et nous partirions un ou deux ans à travers les Amériques.  Restait à préparer les enfants.  On savait très bien que pour que cette aventure réussisse, notre voyage devait devenir le leur.  On a commencé à leur en parler. :  Aimeriez-vous faire un très très long voyage ?  Aimeriez-vous vivre dans une roulotte ? qu’elle devienne notre maison ?
Et c’est là qu’on s’est fait prendre au jeu.  Nous n’abordions plus le sujet, c’est Élias et Théo qui le faisaient !  Ils étaient surexcités lorsqu’ils croisaient une roulotte sur la route.  Notre voyage n’était plus un projet, mais une promesse : nous ne pouvions plus reculer.  Dès septembre 2011, nous savions que nous partirions.  Ne pas le faire aurait été une trahison pour nos enfants.  Élias et Théo étaient devenus nos locomotives.  Avec leur naïve foi enfantine que tout est possible, c’était eux qui nous tiraient vers l’avant.
Début janvier 2011, nous étions encore convaincus que nous partirions en juin 2012.  Puis il y eut ce souper au restaurant autour du 20 janvier.  Il fallait parler. Étrangement, chacun de nous deux avait l’intime conviction, sans même avoir osé en parler, que nous partirions cette année :
- Peut-être que ce serait mieux si Élias ratait sa maternelle, qu’on parte pour un an, et qu’il commence l’école en première année.
- Ouin…
- Ça fera pour lui une transition de moins. Tsé, commencer l’école, partir, retourner à l’école.  Surtout qu’Élias, on ne sait jamais comment il va réagir aux changements.
- Ouin… c’est vrai… et ton doc ?
- Bof, je peux aussi bien prendre une pause d’un an et continuer ensuite.  Et pis si je pars maintenant, j’ai un travail qui m’attend à mon retour.  Alors que si je pars dans un an, ça va être difficile de convaincre tout le monde de m’attendre…
- Ouin… si tu penses que c’est possible…  Et pour la roulotte, on voulait l’acheter ce printemps pour la tester cet été.  Mais je suis pas sûr que c’est la bonne idée.  Pour les enfants, ça serait peut-être mieux de profiter de l’excitation de l’achat pour partir peu de temps après.  Il faudrait peut-être surfer la vague.
- D’autant plus que si on part cet été un mois en roulotte, ils risquent de ne pas comprendre pourquoi dans un an il faudra quitter la maison .
- On est d’accord là-dessus.
- Quoi ? on est-tu d’accord  pour dire qu’on part cette année ?
- Me semble.
- Alors on part en juin ? c’est décidé ? on n’a plus rien à se dire ?
- Me semble que non.  On peut boire du vin si tu veux ?
- Mmmm…
- À notre voyage ?
- À notre voyage !
- Il va quand même falloir en faire des choses d’ici le départ, pis toi y faut que t’avances ton doc, faudrait que je prenne la fin du congé parental plutôt que de retourner travailler. Toi, tu peux travailler à la maison et t’es capable de faire plus d’une chose à la fois, moi, chus un gars… Pis je retournerai pas travailler après la fin du congé parental en  avril, il va y avoir trop de choses à faire.
-
- Alors on est décidé ?
- Je pense que oui.
Et c’est comme ça qu’en dix minutes, le sort du voyage était scellé.  Restait la préparation, digne des dix travaux d’Hercule.  Le compte à rebours avait débuté…

3 commentaires:

  1. Bonjour,

    J'en suis à ma cinquième tentative pour exprimer un commentaire. Ouf, que de difficultés! Si je ne réussis pas cette fois-ci, je vais demander à mon fils de m'aider.

    Donc, testing testing 1 2 3

    Pierre Vallières

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  2. Bon, grâce à mon fils Antoine, que je remercie, ça semble fonctionner. Mon commentaire a été enregistré.

    Alors salut à vous tous, intrépides voyageurs.

    Comme je le disais dans des messages précédents que j'ai perdus, vous avez bien fait de partir avant que les enfants entrent à l'école. C'est indéniablement plus facile, et quant à vous, vous êtes encore jeunes, donc vous avez la patience et la force.

    Bravo pour l'initiative.

    Jusqu'à maintenant, j'ai lu seulement vos deux premiers messages. Je n'ai pas mes bonnes lunettes (elles sont en réparation), ce qui me force à incliner la tête vers le haut, pour ensuite regarder par le bas de mes lunettes. Ça devient tannant à la longue. Les plus de 55 ans me comprendront.

    Mon optométriste m'a suggéré de baisser mon écran ou de relever le siège de mon fauteuil, mais mon écran ne peut être abaissé, et mon fauteuil est déjà relevé au maximum.

    Mais je ne perds rien pour attendre. Demain lundi 17 juillet, mes nouvelles lunettes seront prêtes, et ça devrait aller mieux. Je pourrai donc entamer la lecture de la suite de vos pérégrinations.

    À la revoyure. Et que le bon Dieu vous bénisse.

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  3. J'aime particulièrement cette phrase : Il va quand même falloir en faire des choses d’ici le départ (c'était peu dire), pis toi y faut que t’avances ton doc (là je comprend mieux le rythme formule 1), faudrait que je prenne la fin du congé parental plutôt que de retourner travailler (parce qu'être parent, c'est pas du travail?:-). Toi, tu peux travailler à la maison et t’es capable de faire plus d’une chose à la fois, (superwoman) moi, chus un gars (et superman ?):-)

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