mercredi 27 juillet 2011

Le changement



Nous sommes aujourd’hui le 24 juillet, cela fait donc un mois que nous sommes partis.  Nous sommes installés depuis deux jours sur une plage de la côte perdue, en Californie.  Et croyez-moi, elle porte bien son nom…  25 kilomètres d’une route étroite et tortueuse longeant des précipices pour s‘y rendre, ce qui nous a pris une heure…  Mais ça vaut le détour.  Depuis deux jours, nous n’avons croisé que deux personnes : des touristes comme nous venus voir la plage. À part ces deux présences humaines, on est seul au monde, avec les rochers, la mer, la brume, les Bernard l’ermitte…  Il y a ici comme un petit parfum de paradis, malgré la brume et le temps plutôt froid.  Se retrouver ainsi seuls ensemble me fait comprendre pourquoi nous sommes partis.  Ce n’est peut-être pas tant pour tous les paysages ou les gens que nous verrons et rencontrerons.  Bien sûr ça a pesé dans la balance, mais le plus beau spectacle, c’est le changement que je vois à chaque jour chez mes trois grands garçons.  Ils ne sont déjà plus les mêmes qu’il y a un mois.  Ils ne sont plus seulement des petits enfants de la ville.  Leur carapace s’est endurcie.  Les maringouins furent le premier grand prétexte de chiâlage et maintenant, les maringouins font partie de la vie, tout simplement.  L’eau froide n’est plus aussi froide qu’elle était (ils se sont baignés dans le lac Annette au  Parc Jasper qui ne devait pas être à plus de 18 degré celcius).  Les plaintes devant les assiettes (j’en veux pas !, c’est pas bon ! je veux des pâtes au pesto !) ont également disparues (enfin presque toujours, Théo résiste encore parfois) lorsqu’ils ont compris que notre garde-manger était petit et qu’on mangeait ce qu’on avait, ce qu’on trouvait.  Du coup, ils ont cessé d’être des monstres dans les épiceries et Élias fait de plus en plus souvent les courses avec maman. Participer aux courses le responsabilise et jamais plus il ne se plaint devant son assiette.
Élias et Théo au lac Louise

Mais le principal changement est venu d’ailleurs.  On entend souvent qu’on peut et qu’on devrait faire plus avec moins.  Personnellement, j’ai toujours aimé l’idée de simplicité, mais je me demandais comment les enfants, eux, réagiraient.  En passant d’une salle de jeu pleine à craquer aux quelques jouets du motorisé, ne risquait-on pas tornades, ouragans, tsunamis de la part de nos trois chérubins ?  Mais bon, je me disais que les enfants devraient bien s’y faire et qu’on apprendrait tous à vivre autrement.  Que c’était un apprentissage nécessaire même s’il s’avérerait difficile. Et c’est là que nous avons eu peut-être la plus grande surprise depuis notre départ.  Il n’y eut pratiquement pas de crise pour les jouets.   Ou une fois peut-être.  Élias était découragé d’avoir eu à sa fête des voitures de course (Flash Mcqueen et Francesco) sans avoir de piste de course… Alors du tape électrique sur notre beau prélart est devenu le grand prix de Monaco.  C’était l’extase ! Cet incident à part, les enfants ont presque semblé libérés, et je me trouverais presque ridicule d’écrire une telle chose, si ce n’était pas si vrai.  Dès les premiers jours, le ballon de foot (soccer pour Nord- Américains, mais on se dirige où le foot s’appelle foot, alors on s’y met) est devenu presque une religion, les pelles et les seaux sont devenus les meilleurs amis des enfants, et le monde est devenu leur terrain de jeu.  Mais le plus grand changement n’est pas dans la quantité de jouets, il est dans les jeux eux-mêmes et surtout dans les yeux de mes enfants qui regardent le monde.  Depuis une heure que je les regarde, un rocher s’est transformé en bateau de pirates, des branches en épées, un jonc en longue vue, et les escargots et les Bernard l’ermitte en trésors.  Ils sont autonomes ! Théo et Élias jouent ENSEMBLE. L’imagination et la créativité de mes enfants semblent avoir connu leur révolution copernicienne. Et diminuer le nombre de jouet semble les avoir rendus disponibles au monde qui les entoure. Les roches, les coquillages, le sable, les arbres, les étoiles de mer, les dollars de sable, les insectes, tout semble éveiller leur curiosité. C’est comme si je sentais que déjà, nous avions un peu gagné notre pari :  en diminuant les choses autour d’eux, nous avions permis au monde d’entrer en eux.
 






"Dedans", le nouveau mot d'Ariel







Et Ariel me demanderez-vous ? Où en est-il ?  Ariel a trouvé le départ difficile. Très.  Le voyagement l’épuisait, ne pas dormir dans son lit l’épuisait, en fait, ne pas dormir tout court l’épuisait.  Passer tant de temps dehors l’épuisait : trop de vent, trop de soleil, trop de sable (eh oui, il n’aimait pas le sable à Kill Bear).  Puis il refusa de passer du temps dans son siège d’auto.  Ouch, la route semblait du coup beaucoup plus longue…  Et pour aider le tout, Ariel a cinq nouvelles dents depuis un mois… et c’est sans compter le désagrément des piqûres de maringouins. Puis après une dizaine de jours, quelque chose a changé.  Il s’est remis à mieux dormir.  Il a compris que s’il restait assis par terre,  il pouvait ne pas rester dans son banc  sans arrêt!  Il a découvert le plaisir des feux de camp, parfois au grand déplaisir de  son papa, qui, malgré les apparences, peut être inquiet… Il a découvert le plaisir des roches et des bâtons qu’on peut lancer dans l’eau. Lorsque son camion s’arrête, il court vers la porte en hurlant, SORTEZ-MOI JE VEUX JOUER DEHORS (Heuh, heuh, heuh, ou encore HIIIIIHHHH, dans son langage).  Bref, lorsque je regarde mon Ariel, je me dis que c’est lui qui s’est habitué le plus vite.  Je crois même qu’il n’a plus aucun souvenir de sa vie d’avant, peut-être des gens, mais sa maison, j’en doute, peut-être comme un rêve.  Ce qui est sûr, c’est qu’Ariel sera un enfant dont les premières impressions (et je ne dis pas souvenirs) seront celles d’un enfant qui jouait dehors, et dont sa maison était un camion.  C’est tout de même génial…
Ariel dans son bain



Bref, en un mois, je trouve que mes garçons ont beaucoup grandi, ils sont beaux dans ce qu’ils deviennent… et je suis fier d’eux.  C’est kitsch peut-être, mais c’est peut-être ça être papa, être kitsch et s’assumer.


Jeux au lac Annette










vendredi 22 juillet 2011

Un autre pays


Si tout va bien, demain, le 18, nous quittons le Canada et nous nous retrouverons officiellement en terre étrangère.  Je dis officiellement, car nous sommes déjà en terre étrangère depuis plusieurs milliers de kilomètres.   Nous avons traversé le Canada en 24 jours et parcouru 5808 km entre Montréal et Vancouver. 

L’Ontario, tout d’abord, m’a surpris.  Je l’ai trouvé plus près du Québec que ce à quoi je m’attendais.  Les gens nous ressemblent plus que ce que je pensais, le relief, les montagnes, les lacs et rivières, on se croirait chez nous.  Les gens de Thunder Bay, entre autres, par leur côté nordique et qui semblent fiers de leurs racines de coureurs des bois, à la fois françaises, anglaises et amérindiennes ne sont pas sans rappeler nos régions du Québec. Bon, c’est sûr qu’il y a aussi des différences, le Baseball est omniprésent, alors qu’il semble avoir déménagé du Québec avec les Expos, et on ne boit pas au Canada Anglais comme au Québec.  Ma première expérience dans un beer store est d’ailleurs éloquente.  D’abord, impossible de s’acheter de la bière dans un dépanneur ou dans une épicerie, il faut un beer store.  Et même dans ce beer store, on ne voit pas la bière.  Est-ce tabou, est-ce qu’être exposé à la bière pourrait être dangereux ?  Quoiqu’il en soit il faut déambuler devant un mur de cannettes vides décolorées représentant les bières disponibles, au côté desquelles de minuscules écritures indiquent  le prix pour six, douze, quinze, dix-huit, vingt- quatre.  (Et soit dit en passant le prix aussi est « étranger », une caisse de douze coûte 23 dollars !). Ensuite, il faut passer devant un petit comptoir, encore moins invitant qu’un comptoir de la saaq et dire ce qu’on veut.  On paye. Puis le commis dit à un second commis ce que le client désire, il s’en va dans l’arrière boutique et la caisse arrive enfin sur une longue rampe à rouleau…  Bref, la dernière fois qu’acheter de la bière fut si éprouvant, je n’avais pas l’âge de la boire… 

Puis il y eut le Manitoba, et la Saskatchewan, où les paysages deviennent de plus en plus plats et plus on s’éloigne vers l’ouest, plus on semble s’éloigner (et pas seulement géographiquement !).  Jusqu’en Alberta.  Des champs à perte de vue où les puits de pétrole sont semés tout au long de la route.  Des pick-ups.  Nous avons fait le décompte, et sur un échantillon de 100 véhicules, il y a entre trois et quatre petits camions pour une automobile.  Tout le monde a sa roulotte, son motorisé, son fifth wheel.  Nous avons remarqué de très nombreuses maisons décrépites devant lesquelles un pick-up rutilant était stationné, avec un fith Wheel (ou une roulotte) et deux chevaux. Dans les campings, on compte environ une tente pour dix VR. Le recyclage n’existe pas en Alberta, même dans un parc comme Banff, qui est sensé protéger la nature. Partout on ne parlait que de la visite du nouveau couple royal. Nous étions au pays des cowboys. 


Jeux de plage dans le parc Jasper
Traverser le Canada jusqu’en Alberta, c’est aussi un peu comprendre pourquoi les Québécois et les gens qui élisent Harper se comprennent si mal.  On se sent vraiment dans un autre pays.  Souvent je me suis surpris à constater que j’avais beaucoup plus en commun avec les gens de la Nouvelle-Angleterre (Vermont, état de New-York, New-Hampshire, Massachussets) qu’avec les Albertains.  Pas surprenant que ce pays semble souvent si difficile à gouverner.  Et encore je ne connais ni Terre–Neuve, ni le Yukon, ni les Territoires du Nord-Ouest, ni le Nunavut !


Wapiti dans le parc Jasper

Qu’allait nous apporter comme surprise la Colombie-Britannique ?  D’abord les plaques de char, en Colombie-Britannique, ne parlent pas seulement d’un souhait comme au Québec : Beautiful British Colombia, on ne pourrait pas mieux dire.  Les 700 km de la route du Nord, de Jasper à Kamloops, puis en continuant par le Nord jusqu’à Vancouver, par la sea to sky highway, vaut à elle seule la traversée du Canada.  D’abord on quitte les glaciers et Jasper, et on se retrouve au mont Robson, moins de glaciers, toujours de la neige éternelle, mais des gorges profondes où réapparaissent des forêts touffues, paradis des orignaux.  Et on descend toujours, suivant des torrents de plus en plus intenses, les pics sont moins vertigineux mais la nature reprend ses droits, les cultures, élevages et Ranch réapparaissent jusqu’au lac Kamloops, perle dans ce pays aride et si peu habité. Puis en remontant vers le nord, les montagnes reprennent de plus belle, nous offrant une des routes les plus belles et sans aucun doute la plus dangereuse que je n’ai jamais conduite (en attendant les Andes). Descendre des côtes de 11 % pendant des kilomètres et des kilomètres à 20 à l’heure pour ne pas prendre le champ (pardon le précipice), ça fait chauffer les pneus. L’odeur du caoutchouc brûlé nous a d’ailleurs suivi pendant deux bonnes heures.  Puis, enfin, à partir de Whistler, la sea to sky highway  nous amène, avec ses montagnes se jetant directement dans des fjords, l’autoroute suspendue aux bords des montagnes, jusqu’à Vancouver.  Ici la nature n’a plus rien à voir avec ce qu’on voyait depuis 2000 km. Mais ce n’est pas tout.  Si depuis deux mille kilomètres, nous cherchions tant bien que mal des Rest Area tous décevants, la Colombie-Britannique, c’est autre chose.  Les Parcs provinciaux sont partout, à tous les dix kilomètres, sur l’autoroute, une aire de pique-nique ou de camping apparaît le long d’une rivière ou d’une falaise.  Ici, le pays semble appartenir à ceux qui l’habitent, les gens de la Colombie-Britannique ne semblent pas comme nous avoir ce besoin irrépressible de vendre la terre au plus offrant pour qu’il rase tout pour y construire des condos ou autres centres d’achats.  La nature semble être une religion. Même à Vancouver, les parcs provinciaux sont partout. Il y a plusieurs kilomètres de plage au centre-ville.  Dans ce même centre-ville, il y a des voies réservées aux vélos dans deux rues sur trois, (j’ai compté), et en banlieue, tout le monde fait du jogging.  La ville de Vancouver est belle, le développement urbain y semble réfléchi. Les gens mangent beaucoup mieux en Colombie-Britannique que chez nous. Il n’y a pas d’obèse. Tous ont l’air pimpants de santé.  Bref, la Colombie-Britannique aurait de sérieuses leçons  à donner au Québec.  On a si tendance à se croire les nombrils du monde, à se croire une société distincte, à l’avant-garde, respectueuse de l’environnement et quoi encore.  Faudrait décidément aller voir ailleurs ce qui se fait.
Sea sky highway

Mais malgré tout, la Colombie-Britannique a un je ne sais quoi de strict qui peut surprendre ( du moins j’ai été surpris).  Comment expliquer…  C’est comme s’il manquait une certaine touche de nonchalance si répandue chez nous…  Un exemple ?  Au Folk Fest de Vancouver, où Marc jouait, si on voulait boire une bière sur le site, il fallait entrer dans un enclos clôturé par une clôture de six pieds, gardé par des gorilles qui vous demandait votre carte d’identité pour que vous ayez droit à seulement vous mêler aux dangereuses bêtes débauchées.  Ces mêmes gorilles vérifiaient également scrupuleusement que l’on ne sorte pas avec une goutte d’alcool qui aurait pu débaucher les honnêtes citoyens de l’autre côté de l’enclos.   Autre exemple ?  Dans les festivals de Folk au Québec, un des plus grands plaisirs de ces festivals, c’est les jams, des musiciens qui se rencontrent par hasard sortent leurs instruments et jouent, ensemble, gratuitement, pour rien, sinon pour le partage, pour le plaisir.  Où étaient les jams au Vancouver  Fest?  Pas sur le site en tous cas. Bref, même à Vancouver, on est dans un autre pays !

Plage à Vancouver
Alors comme je disais, au revoir Canada, vous m’en donnerez des nouvelles, du moins de notre part du Canada qui s’appelle le Québec.  Nous, nous voyagerons désormais plein sud, et c’est sans regret que nous le ferons.  La température est froide et pluvieuse depuis notre départ (à part les prairies où nous n’avons fait que rouler, une journée ensoleillée à Jasper et une autre au lac Huron). Nous ressentons donc un grand besoin de temps plus chaud et de soleil !  Prochain grand arrêt : la Californie.

jeudi 14 juillet 2011

Souvenirs de voyages : Ma canne au Manitoba.

Bertha dans les prairies

Ce qu’il y a de beau avec un voyage dans une Bertha de 24 pieds avec trois enfants, c’est l’impossibilité d’amasser du superflu.  C’est pourquoi je suis particulièrement fier de mon premier souvenir de voyage : ma canne du Manitoba.

Je dormais à Portage la Prairie avec ma douce, il était vers les une heure du matin. Une douleur épouvantable m’étreignait la cheville.  Je n’en pouvais plus, j’avais besoin d’Advil (je sais qu’en temps normal, je n’en prends qu’en cas de saturation aigu de liquide fermenté, mais je pouvais bien faire exception).  Je descends donc en grimaçant l’escalier à quatre marches qui sépare  la chambre des maîtres de la salle à manger et lorsque je mets finalement un peu de poids sur ma patte gauche, je me mords langue, lèvres et gencives(et je me serais même mordu les dents si c’était possible) tant la douleur est intense.  Je me pends aux murs du mieux que je peux pour me rendre indemne au cabinet (par chance, les murs sont rapprochés dans mon palace et ledit cabinet n’est qu’à cinq pas de la salle à dîner).  Ouf, j’avale deux comprimés et je m’affale sur le siège et je me regarde le pied, j’y touche.  Ouille… Les murs se mettent à danser, j’ai chaud, j’ai froid, j’ai la tête lourde, j’essaie d’appeler Christine, une fois, deux fois, trois fois. Merde, elle ne se réveille pas ! Les mots sortent-ils de ma bouche où sont-ils seulement dans ma tête ?   Je suis couché sur le prélart, il n’est ni chaud ni froid, je ne sens rien sinon que les murs valsent toujours et que quelqu’un fait un spectacle sons et lumières : ça bourdonne, c’est clair, c’est sombre, c’est clair, ça bourdonne, c’est sombre…

Christine arrive finalement, à moitié endormie, elle me regarde, semble se demander à quel nouveau jeu je veux jouer, mais ne semble pas très consentante.  Je lui dis mon pied.  Elle le regarde et semble presque déçue qu’il n’y ait pas du sang partout.  J’ai rien, qu’elle me dit.  J’ai mal que je lui réponds.   Très mal, même.  À mon joli teint verdâtre et à mes yeux dans la graisse de bines, elle me croit sur parole.

Je finirai la nuit sur la table de la cuisine après avoir été bordé de glace (pour mon pied), d’une tartine au Nutella  (pour retrouver assez d’énergie pour m’endormir plutôt que de perdre connaissance), d’un verre d’eau ( ça aide à faire passer la soif des presque pertes de conscience et celle causée par le Nutella) et d’un beau drap et d’une couverture. 

Le lendemain, je ne suis pas vraiment vaillant : toujours pas capable de marcher, mon pied est enflé, j’ai mal.  J’ai aussi trois enfants qui courent partout.  Christine veut m’envoyer chez un docteur, je veux m’acheter une attelle et une canne.  Le plus con, c’est que je ne sais absolument pas comment je me suis fait si mal.  Bon, d’accord, j’ai joué au foot avec les deux grands et on ne devrait pas tenter de dribbler comme Pélé  quand on est aussi mauvais que moi : je me suis donc tordu la cheville.  Mais il me semble que c’était la droite, et je n’avais pas de problème à marcher après coup et c’est ma patte gauche qui me fait souffrir.  Bon, faut dire qu’avec des enfants on n’arrête pas vraiment de marcher ou même de courir après le petit dernier qui veut se tirer dans le feu en même temps qu’il y tire une brindille, ce qui fait que le muscle n’a pas le temps de refroidir…  Faut aussi ajouter que la bouteille de vin bue a pu jouer le rôle d’un bon analgésique…  Mais quand même… me semble que je l’aurais senti si je m’étais fait mal à en perdre connaissance ? Faut croire que le monde est rempli de mystères. Quoi qu’il en soit, pour ce qui est du docteur, j’aurai évidemment le dernier mot puisqu’après tout, c’est de mon corps dont il est question. J’ai d’ailleurs vraiment l’impression que ce n’est pas cassé. Je le saurais non ?  L’option canne l’emporte donc.

Je suis très fier de mon achat. Avec ma canne, j’ai des airs de Jack Layton.  Je peux d’ailleurs vaquer à presque toutes mes activités, à cette différence près que je me dandine comme un handicapé.  Ma plus grande surprise, c’est que je me sois blessé après seulement dix jours sur la route.  Je savais bien qu’en un an je me blesserais, avec ma capacité légendaire à toujours me blesser, ça n’a rien de surprenant. Mais si tôt ? Je suis moi même surpris.  Si j’étais imbu de moi-même je dirais que j’excelle en la capacité à me péter la marboulette.

D’un autre côté, mon nouvel handicap a eu un drôle d’effet sur la famille.  Élias est du coup devenu beaucoup plus serviable, il nous aide volontiers à mettre la table, à la desservir, il va chercher des choses lorsqu’on lui demande. Il a même mis le linge sur la corde, et il fallait voir avec quel sérieux et quelle application.  Théo marche tranquillement à mes côtés, plein d’attention, semblant tout heureux d’avoir un papa qui marche moins vite que lui. Il semble aussi m’envier et tous les bâtons rencontrés  se métamorphosent en cannes sous ses mains magiques d’enfant de trois ans, quand il ne me vole pas tout simplement la mienne. Je me sens comme dans une téléréalité où le maître de jeu vient d’annoncer un nouvel obstacle à tous les participants qui doivent alors se serrer les coudes.  En regardant l’effet de ma blessure sur mes ouailles, si je ne me retenais pas, je me féliciterais presque de m’être blessé.  Et en plus, j’ai un beau souvenir du Manitoba, dommage qu’elle soit made in Taiwan.
Élias suspend nos vêtements avec beaucoup de concentration... sous le regard surpris de son frère



Éoliennes en Saskatchewan

J’suis colon


Colon: 1. Personage rustre et légèrement grossier, qui semble plus à l’aise avec les bêtes sauvages qu’avec le genre humain, sans être toutefois misanthrope, à l’humour parfois douteux, syn: mononcle 2. Être catapulté dans un pays vierge et neuf qui doit tout réapprendre.
(tiré du petit JF illustré)

Je ne vous parlerai pas de la première définition, ceux qui me connaissent assez savent que ça peut coller, pour les autres, vous le découvrirez, ou non.  C’est plutôt du nord de l’Ontario qu’il est question.  Je ne sais trop pourquoi, mais j’ai toujours cru que l’Ontario était d’une platitude mortelle (peut-être à cause d’Ottawa, en fait).  Erreur. Dans les deux sens du terme.  Je dors en ce moment aux alentours de Medecine hat et les Prairies, d’un point de vue géologique, c’est plate.  Et l’Ontario, pour le colon en dormance, ce n’est pas ennuyant du tout.  En contournant le lac Supérieur, je n’en pouvais plus de me découvrir seul au monde. À chaque tournant, à chaque montée, à chaque descente, un nouveau lac, une nouvelle rivière vierge et pure qui n’attendaient que je n’y saute dedans.  Les paysages, d’une rugosité à laisser sans voix, ont tout pour rappeler le commencement du monde.  Je suis colon, l’immensité, la pureté m’appelle.  L’orignal, les nombreux cerfs (une vingtaine?), les renards roux, les bernaches et leurs canetons me criaient la fragilité de cette planète qu’on soigne si peu.  C’est à donner des envies de s’acheter un coin de terre au nord de Val-d’or ou à Chibougameau, pour pouvoir retrouver cette fragilité et cette pureté.  Et pour ceux qui croient que la nature est belle à St-Sauveur ou au Mont-Orford, je vous inviterais à grimper encore quelques centaines de kilomètres au nord.  Le nord de l’Ontario a réveillé le colon en moi (le deuxième, pas le premier).
Ariel apprivoise la plage...
et Élias l'immensité des grands lacs






jeudi 7 juillet 2011

Bertha nous voilà !

On s’était d’abord résolus à acheter une vieille minoune, genre 1987 et 200 000 km: nos moyens nous y forçaient.  Mais c’était sans compter les précieux conseils du beau-père, Jean-Yves, qui s’y connaît côté camions…  Il nous a vite fait comprendre que les bonnes affaires, ça se faisait aux États, et après un bref survol de la toile, on a bien vu qu’il avait raison.  Si on achetait dans le sud des États-Unis (Floride, Texas, Louisianne ou Arizona), pour le même prix, on sauvait  une dizaine d’années et plus de 100 000 km!  Les jeux étaient faits : on achèterait dans le sud.  
On a donc décidé de profiter de l’occasion pour se payer des vacances en famille et faire une répétition générale : une semaine en camion.  C’est ce qu’on pourrait appeler une pierre 3 coups.  Le 22 mars, après un départ de la maison à cinq heures trente et trois heures de vol avec trois enfants, ce qui est toujours du sport, nous arrivions donc à Fort Lauderdale, qui était le « spot » selon Jean-Yves,.  On s’est installé à notre hôtel pour débuter nos vacances de riches : il fallait louer une mini-fourgonette et avoir internet à l’hôtel : le magasinage passe désormais par là!  
Première surprise, à Fort-Lauderdale : impossible de trouver une plage!  Le bord de mer n’est pas disponible : les chics résidences ont tout accaparé!  Après une heure de marche avec trois enfants à 30 degrés celsius, on a commencé à en vouloir au préposé de l’hôtel qui nous affirmait que la plage était « right ahead ».  De mon côté, je commençais à trouver que la Floride n’avait rien à voir avec Cape Cod…  mais bon, les enfants se sont revengés dans la piscine de l’hôtel.
Jour 2 : Journée magasinage pour moi, plage pour les enfants.  Après avoir épluché les adresses des concessionnaires de VR de la région, avoir porté la famille à la plage, je suis en route pour dénicher notre maison roulante.  Première déception : sur 7 concessionnaires, je réussis à n’en trouver que 3.  On me dit que les classes C (avec couchette au-dessus du conducteur) de 24 pieds, avec couchette à l’arrière ( ce qui est indispensable pour une chambre d’enfants) de moins de 20 000 dollars sont rares, qu’on se les arrache comme des petits pains chauds, toutes les familles en veulent, que je n’en trouverai pas.  Bon, je savais déjà que nos critères étaient très précis, mais me le faire redire ne me rassure pas tout à fait.  D’autres tentent de me convaincre que 24 pieds, c’est trop petit pour une famille, ce qui ne me surprend pas non plus. On joue dans la catégorie du surdimensionné et de l’hyper-gonflé, où l’on vend pour des nomades sédentaires qui s’installent deux mois par année dans un camping où ils recherchent tout le confort de leur chez-soi avec en prime des tournois de fers, pétanques et jeux de bingo.  C’est clair que de traverser les Amériques en famille nous identifie d’emblée comme des bêtes étranges.  Je n’écouterai donc pas ces derniers, mais leurs commentaires condescendants finiront par m’épuiser dans les prochains jours.  Bref, peu de bonnes nouvelles pour cette première journée. On continuera demain.
Jour 3 : J’ai réussi à trouver d’autres concessionnaires que je n’avais pas remarqué hier, mais toujours sans succès.  Il faut changer notre plan de match.  Au lieu de courir les concessionnaires, nous chercherons les camions un par un.  La recherche est plus longue, mais ça nous évitera les pertes de temps chez les concessionnaires qui n’ont rien pour nous.  On décide donc de plier bagages.  Direction Tampa, puis Orlando, où certains motorisés répondent à nos besoins.  Puis nouveau pépin : l’argent!  On se rend compte que notre magot a été bloqué car nous avions transféré de l’argent d’un compte à l’autre.  C’est donc d’interminables démarches entre la Floride et le Québec, pour pouvoir toucher à notre argent, avec des enfants de plus en plus impatients. Il leur est en effet difficile de comprendre que leurs vacances sont aussi un voyage d’affaires pour papa, maman.  On leur demande beaucoup de patience, mais ils s’en sortent plutôt bien.  C’est toute une pratique pour nous tous.  On veut que les enfants soient heureux, mais il faut trouver…  et ce ne sera pas pour aujourd’hui. Nous avons visité de nouveaux concessionnaires à Charlotte, et Hudson, les trois motorisés qu’on avait ciblés sont tous vendus depuis quelques jours.  La chance ne nous sourit pas encore, mais il fait beau. Les enfants sont épuisés, nous aussi. On trouvera finalement un hôtel à 10 heures le soir.   Mais au lieu d’aller dormir, je profite du calme de la nuit pour éplucher (encore) les annonces internet.  Deux nouveaux motorisés nous attendent demain… 
Jour 4 :  Le vent tourne!  On n’a pas trouvé un, mais deux motorisés qui répondent à nos besoins.  Notre choix ira pour le plus récent, avec le moins de kilométrage, pour plus cher.  Je jubile et Christine s’énerve, elle craint de ne pas faire le bon choix, et si on achetait un véritable tacot? Les téléphones à Jean-Yves, notre spécialiste es camions la rassurera un peu, il tente de nous convaincre que dans une aventure comme la nôtre, on ne peut pas tout contrôler et qu’il faut savoir oser…  Ce avec quoi je suis bien d’accord, mais c’est tout de même stressant. De leur côté, les enfants n’en peuvent plus de manger au restaurant.  Tout ça commence à ressembler à une grève de la fin...  Remarque, on ne peut pas vraiment leur en vouloir, la bouffe des restos américains étant ce qu’elle est… On doit changer nos plans.  Il nous faut trouver des hôtels avec cuisine.  C’est ce que nous trouvons le soir, mais leur « room with kitchenette » n’a pas de four.  Ulcéré, transpirant, et fatigué, je me rends à la réception pour leur demander c’est quoi ce  foutu pays où l’on vend une cuisine sans four.  Ils me répondent que nous avons une kitchenette.  Je leur réponds que dans mon pays, une Kitchen est une kitchen et que l’on se fait à manger avec un four.  Mais les Américains semblent trouver normal qu’une cuisine n’ait qu’un four micro-ondes.  Bienvenue chez l’oncle Sam!  On mangera quand même dans notre chambre d’hôtel: poulet rôti acheté chez K-Mart avec salade.  La bonne humeur revient.  J’aurai au moins appris qu’en Floride, il faut demander « full Kitchen ». C’est déjà ça de compris. 
Jour 5 : Il faut se préparer à importer le camion, s’assurer que le camion est importable,  les recherches sont longues, il faudra le faire assurer…  et on est samedi.  Il faudra attendre à lundi pour ces nombreuses démarches.  En attendant, on aura vraiment des vacances pour deux jours, plage et repos, on ne pense qu’à nos ouailles, qui sont finalement bien heureux de retrouver un papa et une maman plus disponibles.  Ah, j’oubliais, changement d’hôtel pour un hôtel avec « full kitchen ».
Jour 8 :  Le jour J, nous allons acheter!  Surprise, le détaillant refuse de nous donner le titre de propriété puisque nous ne payons pas cash, il veut attendre que la transaction soit complétée.  Ça ne fait pas trop notre affaire, Christine le trouve crosseur, je dois avouer que je comprends ses réticences sans m’en réjouir, il faut dire que sans titre de propriété, impossible d’importer… mais bon, on n’a pas le choix.  On part donc avec notre grosse Bertha, payée en entier, avec un contrat de vente, mais sans titre de propriété. Et nous devons faire confiance à Zachary Crandell.
Christine est au volant de Bertha, il faut aller porter la camionnette de location à l’aéroport de Tampa, avant cinq heures, et il tombe des cordes.  Je comprends maintenant ce que veut dire tempête tropicale.  Ouch!  Au volant de la camionnette (je suis le seul assuré) les rafales me poussent sur le côté, je suis content de ne pas être à la place de Christine!  À l’aéroport, comme on vient pour entrer au retour des locations, il faut s’arrêter : on est trop haut, on ne passe pas.  Oups, reculer sur une autoroute n’est pas l’activité la plus détendante au monde.  Elle me laisse à une fourche et on se dit qu’on se retrouve au quai d’embarquement, et sinon à la fourche en question.  En laissant la voiture de location, un sentiment d’euphorie intense me monte à la tête, je suis comme un gamin à qui on aurait acheté un nouveau vélo.  Aux quais de débarquement, pas de Christine.  Direction la fourche. En courant sous la pluie battante, le sourire fendu jusqu’aux oreilles sur l’accotement de l’autoroute, j’ai sans doute l’air d’un échappé de l’asile sans sa camisole de force.  Je peux me compter chanceux qu’il n’y ait pas eu davantage de policiers, ils m’auraient amené directement en institut psychiatrique.  Parlant policiers, pendant que je jubile, Christine fait son premier accrochage.  Ouch, le marche-pied n’avait pas été rentré!  Une démone gesticulante sort de son auto en vociférant des énormités, elle crie police! Police! POLICE! Qui arrive finalement.  Christine se fait servir un « stay there don’t move ».  Comble de malchance, Christine n’a pas le numéro de l’assurance, c’est moi qui l’ai gardé dans ma poche!  Mais, par chance, le policier semble deviner que ma douce moitié est sur le bord de la crise, et tente de faire comprendre à l’autre hystérique que son auto n’a absolument rien, le marche-pied a frôlé son pneu, c’est tout.    L’hystérique semble tenir mordicus à ce que sa voiture soit une perte totale, mais le policier laisse repartir Christine et laisse l’hystérique avec son hystérie.
Mais je n’apprendrai tout ça qu’une heure plus tard, quand on réussit à se retrouver.  (En passant, c’est vraiment excitant de traverser 6 voies d’autoroute en courant à la pluie battante!)  On trouve un resto, encore un, les enfants nous le font sentir…  Leur grève de la faim est encore fraîche…  Mais bon, on réussit à trouver un restaurant où ils servent dans la même assiette gauffres et poulet frit!  Décidément, les Américains n’ont pas fini de me surprendre!
Notre première nuit dans notre maison roulante, on la passe sous la pluie dans un « rest area ».  Avant de m’endormir, avec Élias sur la table de la cuisine, Théo dans le lit double à l’arrière, Ariel dans un parc à l’équilibre précaire : une patte sur un soulier, un chaudron, une planche à légume, moi et Christine dans notre couchette avec un plafond de deux pieds, je suis le plus heureux des hommes.  On a réussi. Si certains me connaissent, ils savent que je n’ai rien, mais rien, d’un homme d’affaires, mais on l’a achetée, notre Bertha.  Notre projet de fou se réalisera donc. Je t’aime Christine, je vous aime Élias, Théo et Ariel.  Bonne nuit.
Jour 9 : On aurait pu rester en Floride pour profiter de la plage et aller chercher directement notre titre de propriété, mais il pleut et on gèle.  Aussi bien rouler et espérer que notre concessionnaire sera davantage un bon samaritain qu’une crapule…  Alors on roule, et on fait confiance au destin.  Premier arrêt : Jacksonville, à la frontière de la Floride, on est dans un splendide State Park.  En arrivant au camping les enfants sont aussi excités que nous, et dès qu’ils sont sortis, ils partent, en bons Davy Crocket, explorer.  Évidemment, ils se perdent dans la forêt et Christine doit les rejoindre pour leur montrer le chemin.  Pendant ce temps là, je stationne Bertha… CRAC!  Je sors pour voir ce qui cloche.  Merde! Merde! Merde!  J’ai arraché l’entrée d’eau, notre terrain de camping s’inonde.  Inutile de dire que je ne suis pas trop fier de moi.  Le « ranger », au flegme extraordinaire vient boucher le trou et refaire la tuyauterie.  Ma plus grande surprise est qu’il ne semble même pas me trouver innocent, on dirait presque qu’il s’amuse.  Ça me prend quand même un petit bout de temps à dépomper, mais j’y arriverai après un bon souper et une bouteille de vin…
Jour 10 et 11 : Il pleut. On roule.  On dort dans des « rest area ».  Les enfants jouent dans la bouette quand on s’arrête.  Le tapis de la roulotte commence à être affreusement sale, il faudra l’arracher c’est sûr.
Jour 12 : Aujourd’hui, j’ai la brillantissime idée, en passant par Washington, d’arrêter au musée de l’histoire naturelle pour y voir les dinosaures.  Inconscient vous me direz, je n’avais pas pensé que le centre-ville de Washington avec une Bertha de 24 pieds ne serait pas une sinécure…  Les stationnements n’existent pas, il n’y a que des stationnements souterrains où on ne peut entrer.  Je me paye même le luxe de devoir reculer dans un sens unique en plein centre-ville après m’être rendu compte que j’arracherais le toit de Bertha en passant sous ce putain de viaduc. Christine me trouve le plus innocent des orangs-outangs de la planète, mais a la délicatesse de ne pas trop le montrer.   On trouve finalement un stationnement près d’un cimetière, à huit stations de métro du centre-ville.  Mais le métro est un manège pour des enfants, et les dinosaures sont à la hauteur des espérances de Théo; Élias en a assez vu après quinze minutes, alors il faut le traîner jusqu’à la sortie, mais en sortant on se paye une frite et un tour de caroussel avant de revenir en métro.  C’est une journée réussie.  Christine me dira le soir que même si je suis le plus grand innocent au monde, les dinosaures étaient une bonne idée.  Les enfants sont heureux.  Théo me demandera même le lendemain de retourner aux dinosaures.  Ce qui est beau avec les enfants, c’est qu’ils ne voient pas toutes les bêtises de leurs parents…
Jour 13 :  Route et pluie
Jour 14 : Arrivée à la douane.  Je devrai rester encore deux jours en attendant les papiers.  Christine doit partir, une importante réunion de travail l’attend le lendemain.  Les beaux- parents, Jean-Yves et Ginette, viendront chercher ma famille.  Mes parents à moi garderont les enfants pour que Christine puisse travailler.  Merci aux grands-parents.
Jour 16 :  Après deux jours à jouer le vieux garçon, arracher du tapis, aller deux fois au cinéma, écrire, boire tout seul,  je peux passer les douanes.  Deux heures de paperasse et ça y est.  Je hurle de joie en passant la douane : je rentre au pays avec notre maison roulante!





Pour voir un petit vidéo résumant la préparation de Bertha pour notre grand voyage, allez visiter ce lien:
http://www.youtube.com/watch?v=4IBL-Y_Mps8 





La décision

Malgré les apparences, la décision de partir ne s’est pas prise sur un coup de tête.  Le moment de la décision, à la mi-janvier, n’a été que d’apposer un X sur le calendrier : nous partirions en juin 2011.
Le projet mûrissait déjà depuis longtemps.  Sans contredit, nos expériences respectives, à Christine et moi, ont pesé dans la balance.  De part et d’autre, les voyages en famille nous ont marqués. Pour Christine, c’était les longs trajets en camion pour se rendre aux Keys à Noël.  De mon côté, les étés à Cape May, puis les voyages en France, en Gaspésie, dans les maritimes, dans l’Ouest canadien.  Alors même si nos parents ont sans doute eu le cœur gros en nous voyant partir pour une longue année, nous devons néanmoins leur dire merci de nous avoir tracé le chemin.
Puis il y a eu les voyages seuls, entre l’adolescence et l’âge adulte.  Pour Christine, la Corse puis un échange étudiant en Autriche.  Pour moi, les voyages étudiants en Guadeloupe et à Cuba, et les voyages à vélo : la Gaspésie, puis la Côte nord, où peut-être pour la première fois ai-je vraiment goûté à la vie de nomade.  Avec la fatigue, les insolations, les petites déceptions et les grandes joies, les intempéries et les bris mécaniques, mais surtout avec cette euphorie de vivre sur la route jour après jour, au rythme des coups de pédales.
Puis la vie de jeune adulte nous a fait découvrir le monde de la coopération internationale, quand tour à tour nous nous sommes envolés pour le Salvador, à 20 ans, armés de nos rêves et de nos utopies, vierges devant la différence culturelle et ouverts à la simplicité de ces gens fiers et victimes à la fois d’un système les excluant et de trop longues années de guerre civile; ces gens  qu’ici en Occident l’on dirait pauvres…  Nous sommes revenus changés, peut-être perdus en un certain sens, mais certains d’une chose: la coopération internationale était faite pour nous.  Nous nous sommes trouvés des professions exportables : infirmière et enseignant et en 2004, le voyage nous reprenait encore : nous sommes partis étudier tous deux à l’université de Concepcion, au Chili.  Véritable test pour la vie de couple, nous devions nous enraciner ailleurs, seuls, apprendre la langue pour vrai, performer à l’université, se dénicher un appartement…  Au retour, la même détermination nous suivait : la coopération internationale.
Puis petit à petit, le besoin de partir s’est quelque peu assoupi.  La vie adulte devait nous interpeller.  De mon côté, le besoin de travailler à autre chose que de servir des cafés ou faire la vaisselle pour neuf dollars l’heure me démangeait.  Je sentais qu’il était temps d’arrêter d’user mes pantalons sur les bancs d’école.  Il faut dire qu’entre mon entrée au cégep et le moment où je suis devenu enseignant, il s’était écoulé neuf ans, ce qui n’est pas spécialement un record de vitesse ni d’efficacité.  Si jusqu’alors, avoir appris la musique, étudié la littérature, travaillé au salaire minimum pour mériter du pain blanc à rabais et du baloney et vécu en commune avec des amis tout aussi fêtards que moi m’étaient apparus des expériences beaucoup plus pertinentes que d’être un étudiant modèle, les choses changeaient.  Je sentais le besoin urgent de m’enraciner.  En 2006, en trois mois, j’ai terminé mes études, suis devenu officiellement enseignant, ai quitté la « commune » sur St-Denis pour habiter avec Christine, et Élias est né.  C’est beaucoup de changement en peu de temps, mais jamais la vie ne m’a paru si excitante et si pleine de possibilités qu’à cette époque.  Nous n’avions jamais été si riches.  Notre manoir de six pièces et demie était si spacieux qu’il fallait enlever les portes de garde-robe pour y placer nos meubles et qu’il nous fallait installer des tablettes partout, jusqu’à poser mon coffre à outil sur un rouli-roulant au fond d’un garde-robe pour qu’il reste accessible.  Si confortable qu’il fallu fournir tous les luminaires et poignées de porte, et si chaud que l’on pouvait voir le jour au travers d’un plancher.  Bref, nous nous estimions les plus heureux du monde.
En revanche, nous avons si bien su tirer profit du village des valeurs et des vieilleries (pour ne pas dire poubelles) des parents et amis qu’un an plus tard, nous devenions propriétaires d’un triplex et Théo était en route.
Le confort s’est tranquillement installé.  Ariel s’est pointé le bout du nez dans un énorme cri en 2010 et pendant ce temps, le besoin de s’enraciner était de plus en plus comblé et le besoin de partir, lui, semblait s’éveiller peu à peu.
Si au retour du Chili nous voulions être coopérants, les six années écoulées nous avait changés.  Les coopérants n’ont pas d’enfants à 24 et 26 ans. À cet âge, ils multiplient les expériences de travail plutôt que de changer des couches.  Notre principal travail depuis six ans avait été d’être parents, et si ce travail est utile, gratifiant et peu payant (comme celui de coopérant d’ailleurs) il ne fait pas nécessairement bonne figure dans un CV de futur coopérant.  D’ailleurs, être coopérant et avoir trois enfants de moins de cinq ans nous paraissait (à tort ou à raison) un mélange peu soluble…  Et de plus, nos expériences n’étaient pas celles des coopérants.  Christine ne pratique plus comme infirmière, elle est étudiante au doctorat en psychologie, et de mon côté, j’ai pris soin de mes enfants, j’ai rénové mon bloc jusqu’à y creuser trente tonnes de bouette à la pelle pour y finir une pièce au sous-sol (d’ailleurs splendide), et j’ai multiplié les contrats de remplacement en enseignement sans acquérir vraiment d’ancienneté…
Ainsi, le comment partir avait changé.  Si, comme de nombreux québécois de ma génération (trop ?), nous avions voulu être coopérants, la vie nous avait menés ailleurs.  Mais le besoin de partir, lui, continuait à s’éveiller…  et lentement mais sûrement, germait cette idée de voyager pour voyager.  Mais voyager pour voyager n’est-il pas quelque chose d’absurde ? Prendre une année sabbatique à trente ans ? Faire un voyage parfaitement contre-productif, qui n’amasserait aucun profit et qui nous ferait perdre notre temps ? L’idée me plaisait d’emblée, aussi absurde soit-elle. Sans doute mon âme d’adolescent attardé y était-elle pour quelque chose, mais faire un aussi gros pied de nez à notre société de consommation m’allumait.  Et je crois bien que l’idée plaisait aussi à Christine, même si elle n’utiliserait probablement jamais ces termes.  
Une fois la paix faite avec cette idée de voyager pour voyager, le reste s’est mis en place. Et beaucoup plus rapidement que nous l’avions prévu.  Nous achèterions un camion motorisé (un VR pour les intimes) et nous partirions un ou deux ans à travers les Amériques.  Restait à préparer les enfants.  On savait très bien que pour que cette aventure réussisse, notre voyage devait devenir le leur.  On a commencé à leur en parler. :  Aimeriez-vous faire un très très long voyage ?  Aimeriez-vous vivre dans une roulotte ? qu’elle devienne notre maison ?
Et c’est là qu’on s’est fait prendre au jeu.  Nous n’abordions plus le sujet, c’est Élias et Théo qui le faisaient !  Ils étaient surexcités lorsqu’ils croisaient une roulotte sur la route.  Notre voyage n’était plus un projet, mais une promesse : nous ne pouvions plus reculer.  Dès septembre 2011, nous savions que nous partirions.  Ne pas le faire aurait été une trahison pour nos enfants.  Élias et Théo étaient devenus nos locomotives.  Avec leur naïve foi enfantine que tout est possible, c’était eux qui nous tiraient vers l’avant.
Début janvier 2011, nous étions encore convaincus que nous partirions en juin 2012.  Puis il y eut ce souper au restaurant autour du 20 janvier.  Il fallait parler. Étrangement, chacun de nous deux avait l’intime conviction, sans même avoir osé en parler, que nous partirions cette année :
- Peut-être que ce serait mieux si Élias ratait sa maternelle, qu’on parte pour un an, et qu’il commence l’école en première année.
- Ouin…
- Ça fera pour lui une transition de moins. Tsé, commencer l’école, partir, retourner à l’école.  Surtout qu’Élias, on ne sait jamais comment il va réagir aux changements.
- Ouin… c’est vrai… et ton doc ?
- Bof, je peux aussi bien prendre une pause d’un an et continuer ensuite.  Et pis si je pars maintenant, j’ai un travail qui m’attend à mon retour.  Alors que si je pars dans un an, ça va être difficile de convaincre tout le monde de m’attendre…
- Ouin… si tu penses que c’est possible…  Et pour la roulotte, on voulait l’acheter ce printemps pour la tester cet été.  Mais je suis pas sûr que c’est la bonne idée.  Pour les enfants, ça serait peut-être mieux de profiter de l’excitation de l’achat pour partir peu de temps après.  Il faudrait peut-être surfer la vague.
- D’autant plus que si on part cet été un mois en roulotte, ils risquent de ne pas comprendre pourquoi dans un an il faudra quitter la maison .
- On est d’accord là-dessus.
- Quoi ? on est-tu d’accord  pour dire qu’on part cette année ?
- Me semble.
- Alors on part en juin ? c’est décidé ? on n’a plus rien à se dire ?
- Me semble que non.  On peut boire du vin si tu veux ?
- Mmmm…
- À notre voyage ?
- À notre voyage !
- Il va quand même falloir en faire des choses d’ici le départ, pis toi y faut que t’avances ton doc, faudrait que je prenne la fin du congé parental plutôt que de retourner travailler. Toi, tu peux travailler à la maison et t’es capable de faire plus d’une chose à la fois, moi, chus un gars… Pis je retournerai pas travailler après la fin du congé parental en  avril, il va y avoir trop de choses à faire.
-
- Alors on est décidé ?
- Je pense que oui.
Et c’est comme ça qu’en dix minutes, le sort du voyage était scellé.  Restait la préparation, digne des dix travaux d’Hercule.  Le compte à rebours avait débuté…

Pourquoi partir?

Partir un an avec trois enfants de moins de cinq ans à travers les Amériques, de Montréal à la Terre de feu.  Telle était l’idée de départ.  Plusieurs nous ont offert leurs regards polis et réprobateurs quand nous ne nous sommes pas fait traiter carrément de fous.  En fait, ces gens ont sans doute un peu raison: c’est peut-être un projet de fou.  En effet, aucune raison sensée ne semble justifier pleinement un tel projet.   Nous ne le faisons pas par défi,  le défi n’a rien à voir avec ce projet.  Ce n’est évidemment pas une fuite, nous étions heureux à Montréal. Ce n’est pas non plus dans un but pédagogique, nos enfants sont trop jeunes pour qu’un tel voyage marque leur personnalité de façon indélébile. Il y a même fort à parier que pour Ariel, qui a tout juste un an, les souvenirs qu’il en gardera auront été créés de toutes pièces à partir de photos ou de vidéos, ou à partir des récits de ses frères et parents. Alors pourquoi partir?  Il ne reste que l’aventure.  Et c’est probablement parce que l’aventure n’a rien d’explicable ni de raisonnable, parce que l’aventure danse  avec la folie, que les gens qui nous traitent de fous ont sans doute un peu raison. 
Mais pourquoi partir à l’aventure? La question est-elle pertinente?  Difficile à dire, mais la réponse, elle, l’est.  Peut-être que Christine et moi avions l’impression qu’autre chose existe.  Que la vie à Montréal dans notre quotidien que nous avons bâti n’embrasse pas toute la vie.  Qu’une partie de nous est en dormance et que plutôt que de continuer à l’endormir, nous avons voulu l’éveiller.  Que la chaise bien confortable où nous étions assis ne l’est plus.  Qu’il est temps de se lever, de mettre un pied devant l’autre sans trop savoir où notre chemin nous mènera, guidés par le seul besoin d’avancer, de tanguer, de perdre l’équilibre pour mieux le retrouver.  Mais surtout, partir parce que nous en ressentons le besoin.  Un besoin inexprimable qui était sans doute celui des explorateurs des temps passés.
Et comme pour ces derniers, les raisons de ne pas partir sont toujours plus nombreuses. À trente ans et avec trois enfants, nous devrions sans doute  consolider nos vies professionnelles, utiliser l’argent amassé pour se donner plus de confort, habiter dans plus spacieux et plus confortable.  Mais pourtant, le besoin de partir, le besoin de vivre autre chose et surtout, de le faire en famille est plus fort.  Comme si nous sentions qu’il sera toujours temps plus tard pour la carrière ou pour une autre maison, mais pour la famille?  ( Comme le disait A.D. à Christine: sur notre lit de mort nous demanderons-nous : Coudonc, est-ce que j’ai assez travaillé dans ma vie?)  Nous sentions qu’il était plus important que tout de passer du temps avec nos enfants et cette aventure nous semblait la plus belle façon de le faire : sans le stress du travail, de la garderie  et des mille et une obligations que nous nous créons parfois de toutes pièces.  Nos enfants auraient la chance d’avoir durant un an des parents qui tenteraient de s’émerveiller  et de découvrir au rythme de l’enfance: à leur rythme. Mais surtout, nous voulions avoir le temps de prendre ce temps en famille, sans devoir faire entrer ce temps dans une case horaire d’une semaine trop chargée.  Nous voulions que passer du temps ensemble devienne un mode de vie.
Et il y a aussi à quelque part au fond de nous le désir de démontrer à tous ceux qui nous liront que les rêves sont encore possibles, pour peu qu’on y croit. Prouver qu’une autre façon de vivre existe, que l’on peut être profondément soi-même, si l’on s’en donne la chance.  Don Quichotte n’est pas mort, nous en sommes cinq qui partons nous mesurer à autant de géants et moulins à vent.